Mourir en 2020 en période de crise sanitaire intense, à quoi cela peut-il ressembler ? Vous en avez une idée, et pourtant vous ne vous doutez pas un seul instant de ce que je vais vous raconter.

L’an dernier, ma mère est décédée. Elle était mon dernier parent vivant. C’est un gros et profond changement, et une recomposition de notre univers familial.

A 93 ans, elle avait longuement vécu, et avait été le témoin de bien des changements historiques, notamment du fait de sa naissance en Lorraine d’une mère Alsacienne et d’un père du pays de Bitche.

Nous vivons dans une société qui a décidé de poser un voile sur la mort. La crise sanitaire que nous traversons est une sorte de point d’orgue à cette tendance mise en place il y a déjà longtemps.

Il faut être jeune, en bonne santé, mince, beau/belle et désirable (désirable selon les critères évidemment en vigueur), répondant aux canons de notre société pour y être visible, avoir droit de cité. Tout ce qui n’entre pas dans ces critères de plus en plus restrictifs est caché, oublié… Nous sommes dans une société à la normativité épuisante qui causera sa propre perte.

A l’heure où j’écris cet article qui me trotte depuis des jours dans la tête, je tombe sur ce témoignage qui va dans le sens de tout ce que je viens de dire et en livre un témoignage poignant.

La mort est certainement la question la plus essentielle de toute une vie. Si on la fuit, on ne vit pas bien ; si on est obsédé par elle, on ne vit pas bien ; si on en a peur, on a également peur de la vie… et ainsi de suite.

Or, nous avons perdu une conception saine de la mort. On dit que les Celtes affirmaient que « la mort n’est que le milieu de la Vie ». Ni hantés ni effrayés par elle, leur vision de la mort était celle des îles bienheureuses au-delà de l’Ouest.

Dans toutes les sociétés traditionnelles jusqu’aux plus reculées, l’accompagnement du mourant et du défunt étaient au coeur des rites humains les plus profonds. Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui ? Notre civilisation cache ses morts et continue de colporter une vision laide de la mort. Les personnes meurent seules, ou entourées seulement d’anonymes en blouse blanche qui font ce qu’ils peuvent pour palier les manquements humains cruels de notre temps.

Dans cette époque si folle, si en dépit du bon sens, si grise, j’ai vécu un îlot de lumière l’an dernier au mois d’août. Ma petite maman au caractère bien trempé avait toujours dit qu’elle voulait rester chez elle jusqu’au dernier moment ; c’est un vœu que mes sœurs et moi avons toujours eu très à coeur de respecter même quand il est apparu que cela devenait de plus en plus difficile de le pérenniser.

Et pourtant, c’est bien ce qui s’est passé.

On dirait que la Vie a conspiré afin que tout se mette en place au bon moment, pour elle, pour nous, jusqu’au soins palliatifs à la maison.

J’ai passé auprès d’elle dix jours d’une intensité, d’une magie, incroyables. Pourtant, ils n’étaient pas non plus sans difficultés. Consciente quasiment jusqu’au bout, elle a eu des passages où elle a eu besoin de déposer sa tristesse, souvent la nuit ; alors mon coeur s’ouvrait pour l’écouter et recevoir ce qu’elle partageait.

Quelle chance d’avoir un sommeil léger et de me lever plusieurs fois chaque nuit. Cela me permettait de passer du temps avec elle et de soulager un peu son sentiment de solitude qui était plus vivace en pleine nuit.

Je fus ainsi le témoin d’un événement aussi puissant que la naissance d’un tout petit.

Je guettais toutefois le moment où je pourrais instiller une goutte d’espoir et d’amour, mais le temps était d’abord à l’écoute la plus respectueuse. Elle en avait besoin.

Chacun a écouté les paroles et les sentiments de cette femme de tant d’années qui dressait une part du bilan de sa vie. Quand ce sentiment de chagrin s’est estompé, le sourire est revenu et la tendresse a pu renaître.

Nous avons pu prier près d’elle, et, respectant son orientation spirituelle, un prêtre est venu lui administrer les derniers sacrements.

La traversée d’une personne vers l’autre monde est sacrée et précieuse.

Durant deux jours, notre famille s’est relayée auprès de notre mère dont les moments d’inconscience se multipliaient.

Dans ses dernières heures, mon mari priait près d’elle d’un côté ; une de mes filles et moi nous tenions de l’autre côté et sa petite chatte dormait sur elle. Elle qui avait tant peur de mourir seule ne l’était pas.

Sa main n’a pas quitté la mienne jusqu’à son dernier souffle et je suis heureuse d’avoir pu lui parler durant sa traversée ; d’avoir pu lui dire des paroles d’encouragement et lui transmettre la vision d’un autre monde accueillant. La mort telle que nous l’entendons généralement à notre époque est une grande illusion. Ceux qui passent le voile de la mort sont toujours là, sous une autre forme.

Quelle clarté lumineuse dans ses yeux bleus qui voyaient déjà l’autre rive, celle d’une île aux confins de l’Ouest sans aucun doute.

Malgré les émotions qui s’exprimaient, ce moment était d’une intensité et d’une beauté inouïes.

Après sa mort intervenue un dimanche matin, nous avons fermé les volets de la salle où elle reposait ; nous avons mis des bougies. La petite chatte est encore restée quelques heures contre sa gardienne… Des amis et de la famille sont passés lui dire au-revoir. Nous avons prié, veillant sur sa traversée jusqu’au départ de sa dépouille mortelle.

Car, oui, nous avons pu mettre en place une veillée, comme il se faisait dans le temps, à une époque où les rites étaient importants et rythmaient les vies…

Je ne sais pas exactement ce qui a permis que nous puissions vivre un tel moment d’une façon aussi incroyable en cette période de pandémie où tout est contrôlé, où nos libertés sont encore plus restreintes, où de nombreuses personnes s’éteignent seule, dans des chambres d’hôpital aseptisées…

La farouche détermination dont ma mère a toujours fait preuve n’y est sans doute pas étrangère ; mais il y a aussi notre capacité à créer et à célébrer la magie de la vie qui est intervenue sans aucun doute.

C’est en tous cas un cadeau inoubliable que ma fait ma petite mère en partant ainsi. Et c’est de cela dont je veux témoigner, jour pour jour, sept mois après son départ.

mourir

Crédits photo dans l’ordre d’apparition : Cocoparisienne, 3345408 sur Pixabay.

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